MobiTelex a écrit :L’espace urbain, l’autre bataille
Les citadins qui délaisseront les transports collectifs se retrouveront en surface, où les places seront chères. Dans plusieurs villes l’urbanisme tactique profite d’ores et déjà au vélo. Explications.
«Urbanisme tactique » est, avec « geste barrière », « attestation de déplacement » ou « cluster », l’une de ces expressions qui signent ce printemps 2020. Le concept, traduit de l’anglais « tactical urbanism », a en tous cas emballé en quelques jours la cyclosphère, ces militants pro-vélo qui demandent davantage de pistes cyclables et moins d’espace pour la voiture. Certains jubilent même, voyant dans cette crise « une occasion unique de développer le vélo » et s’appuient sur les mêmes arguments qu’il y a trois mois, autant dire un siècle. L’objectif est incontestablement plus constructif que celui qui consistait à réclamer, fin mars, en pleine vague épidémique, le droit inaliénable à pratiquer le vélo comme un sport ou comme un loisir.
L’urbanisme tactique consiste donc à modifier l’apparence d’une voie publique pour en transformer l’usage, marché hebdomadaire, décorations saisonnières, plage estivale, etc. « C’est un procédé très courant en Amérique, au nord comme au sud », décrit Carolina Martinez Tabares, docteure en psychologie sociale, spécialisée dans les transports. La chercheuse, aujourd’hui salariée de la Fédération des usagers de la bicyclette (FUB), explique que cette pratique « a été imaginée par des militants civiques, qui transforment, temporairement, un espace de parking en y posant des pots de fleurs. A New York ou à Bogota, les pouvoirs publics ont repris le concept à leur compte, en créant des cheminements piétons ou des pistes cyclables à l’aide de simples plots ou de coups de peinture ». Facile et rapide à réaliser, peu coûteux, l’urbanisme tactique s’impose nécessairement avec le déconfinement, alors que les usagers non motorisés ont davantage besoin d’espace. Après tout, les villes se sont toujours réaménagées après les épidémies.
Dans les transports publics, la reprise du 11 mai, même progressive, s’annonce comme un casse-tête (lire ci-dessus). En Ile-de-France, alors que le confinement se poursuit, certaines lignes, comme la 13 du métro et le tramway T1 en Seine-Saint-Denis, sont déjà chargées à certaines heures, même si l’augmentation des fréquences cette semaine a amélioré la situation. Parallèlement, l’usage du vélo ne cesse de progresser, comme le certifient les totems de la société Eco-compteur: entre +60 et +100% le 29 avril par rapport au 31 mars.
La réallocation temporaire d’une partie de l’espace public aux piétons et cyclistes est devenue un passage obligé des élus locaux, en Europe et au-delà. Milan a dévoilé le 21 avril son programme «strade aperte», nouveaux trottoirs, pistes cyclables, rues réservées aux cyclistes et piétons, limitation de vitesse à 30 km/h. Le même jour, le bourgmestre de Bruxelles a annoncé que le cœur de la ville, communément appelé pentagone, serait transformé en zone 20. Les images des pistes élargies de Berlin et des rues apaisées de Vienne ont fait le tour des réseaux sociaux. Enfin, à Montréal, l’arrondissement du Plateau, sous l’égide de son maire Luc Rabouin, fin connaisseur des mobilités, ancien directeur de Communauto pour la France, a créé devant les commerces des « corridors sanitaires » matérialisés par des barrières métalliques, sans tambours ni trompettes.
En France, l’ébullition a commencé le week-end de Pâques, avant même qu’Emmanuel Macron n’annonce la date du 11 mai. Le président de la métropole de Montpellier Philippe Saurel, jusque-là assez réfractaire au vélo quotidien, a dégainé le premier, se laissant convaincre par la dynamique association Vélocité. Deux pistes provisoires permettant d’accéder aux hôpitaux ont été matérialisées, la deuxième hier mercredi, le temps que la collectivité se procure les quelques centaines de balises de guidage nécessaires. Cette semaine, Toulouse et Versailles ont suivi le mouvement.
Rapidement les annonces se sont multipliées, comme si les élus craignaient de passer pour des retardataires. Selon le décompte scrupuleux de l’ingénieur de l’Ademe Mathieu Chassignet, Grenoble, Rennes, Paris, Montreuil, Nantes, Lille, la métropole de Lyon, ou encore les départements du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis, annoncent des «aménagements temporaires», «itinéraires provisoires», «axes transitoires», «pistes éphémères», «schéma sanitaire», autant de projets que quelques facétieux ont aussitôt baptisés « coronapistes ». Après avoir dans un premier temps affirmé que ces aménagements n’étaient pas envisageables, des maires de droite, à Angers ou Bordeaux, se sont ralliés à la tendance du moment, tout comme Houilles (Yvelines) ou Saint-Prix (Val d’Oise), tandis que Patrick Ollier, président de la MGP, donnait son feu vert pour Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine). Il n’a fallu que quelques jours supplémentaires pour que l’Ile-de-France ne mette sur la table 300 millions d’euros destinés à financer les nouvelles pistes.
Le gouvernement tient à faire savoir qu’il suit cela de près. Le 21 avril, dans une vidéo, Elisabeth Borne, qui semble avoir conservé la compétence sur les sujets vélo malgré le passage de guidon à Jean-Baptiste Djebbari en septembre 2019, a assuré que « (s)on ministère accompagne les collectivités qui souhaitent des pistes temporaires ». Président du Club des villes et territoires cyclables (CVTC), l’élu francilien Pierre Serne a hérité d’une « mission » informelle: «Faire remonter au ministère les difficultés que les collectivités pourraient rencontrer, d’ordre technique, juridique ou politique, par exemple avec des préfets». Message passé aux préfets récalcitrants.
De son côté, Thierry du Crest, le «Monsieur vélo» qui a remplacé la flamboyante Sylvie Banoun, poursuit, discrètement mais posément, des réunions avec le Cerema, les usagers, les élus. Des associations locales produisent des guides, des urbanistes amateurs s’essaient, in vitro, au réaménagement de voirie, grâce au logiciel Streetmix, la FUB traque les quatre voies en ville. Le Gart et la Fnaut encouragent le mouvement.
Pour mettre un peu d’ordre dans ce foisonnement, le Cerema a organisé, le 22 avril, un webinaire spécial comprenant, au départ, onze hommes sur onze intervenants. Bienvenue dans le monde d’après. Il a fallu le renoncement d’Olivier Schneider, président de la FUB, représentée par Agnès Laszczyk, puis une prise de contact avec l’association Femmes en mouvement, pour que le Cerema compose en moins de 48 heures un nouveau panel: six femmes et huit hommes. Les organisateurs de tables rondes 100% masculines, par exemple lors des RNTP, pourraient en prendre de la graine.
Pendant quatre heures, 500 personnes, c’était la jauge maximale, ont écouté, commenté, questionné, proposé. Mathieu Chassignet a recensé la présence de 116 collectivités. « Il s’est passé cet après-midi un truc historique dans le développement du vélo en France », s’exclamait même, le soir, l’un des intervenants.
Le passage à la réalité sera sans doute plus rude. Au-delà des «coronapistes» empruntant une voie à la chaussée ou au stationnement, il faudra traiter les carrefours, les ronds-points, les lignes de tramways, les bretelles d’accès, et tout ça en trois semaines. Rivo Vasta, du Collectif vélo Ile-de-France, a repéré un tronçon d’ex-nationale, à Chevilly-Larue (Val-de-Marne), bordé par du stationnement en encoche alternant avec des arbres, et doté d’un terre-plein central planté. « On ne voit pas du tout où faire passer une piste ici, à moins de supprimer une voie motorisée », commente-t-il. Le Cerema, qui a aussi édité un guide des aménagements pour les piétons en période de déconfinement, a listé le matériel nécessaire. « Balise d’alignement rouge et blanche, 50 à 100€ l’unité », « séparateur modulaire de voirie en plastique, 40€ », « balise de guidage à ficher dans le sol, 30 à 40€ », détaille Thomas Jouannot. Le coût avancé serait de «50000€ le kilomètre».
A chaque ville sa manière de faire. Montreuil, en Seine-Saint-Denis, a déjà l’expérience du temporaire, avec des pistes peintes en bleu, des blocs de béton et un arrêt de bus modulable, mis en place en juillet 2018. La municipalité promet «des aménagements rapides et peu chers, sans concertation contrairement à nos habitudes, dès le mois de mai», a déclaré lors du webinaire Medy Sejay, directeur du service Espace public et mobilité.
La métropole de Grenoble a effectué des calculs précis. « Il faudrait retirer 100000 personnes des tramways pour conserver la distanciation physique », a indiqué Simon Labouret, chargé de mission vélo. Mais la concrétisation du schéma cyclable provisoire implique, selon les lieux, « une modification des feux, une signalisation verticale, la sécurisation de la traversée des voies du tram, la dépose de coussins berlinois en béton, le calcul des temps de dégagement ». La métropole alpine s’est en outre fixée des priorités, « garantir le service des transports pour les plus éloignés, en périurbain, et compléter les réseaux cyclables et piétons pour l’urbain », précise Yann Mongaburu, président du syndicat des transports. A Paris, la concrétisation est encore lointaine, même si Anne Hidalgo a fixé quelques critères, dans le Journal du dimanche du 18 avril, en privilégiant les tracés des lignes 1, 4 et 13 du métro, des itinéraires de « vélopolitain » réclamés par les associations depuis la campagne électorale. La surdensité francilienne tient dans ce calcul, livré par Charlotte Guth, chargée de la mission aménagements cyclables : « Si seulement 5% des voyageurs de la ligne 13 du métro prenaient leur voiture, il faudrait créer pour eux quatre files automobiles supplémentaires ».
Mais ce plan vélo d’urgence ne se limite pas à des aménagements provisoires. Le stationnement des bicyclettes doit obéir à des règles de distanciation physique, donc occuper davantage d’espace. Faudra-t-il pour cela ranger les voitures qui trainent sur la voirie dans les parkings souterrains ?
Grenoble et Montreuil veulent mettre des vélos à disposition des citadins. Olivier Schneider plaide pour « réactiver les filières de réparation et les ventes d’occasion ». Une prime de 50 €, annoncée par Elisabeth Borne le 29 avril, sera octroyée pour chaque remise en état. Un bien beau geste, que conteste toutefois Boris Wahl, fondateur du réseau de vente Cyclable: «Il n’y a pas assez de mécaniciens pour réparer ces vélos! Mieux vaudrait encourager la formation», observe-t-il. Avis à la population: réparateur de vélo est un métier d’avenir. Un métier concret, utile, non délocalisable, le contraire d’un bullshit job. Les vélos en libre-service, quant à eux, ne sont pas hors-jeu, mais nécessitent de redoubler de précautions, surtout si, comme avec le Vélib’, il faut manipuler quatre ou cinq bornettes et autant de guidons pour en trouver un qui fonctionne…
Enfin, malgré cet enthousiasme général, la bataille pour l’espace va être rude. Le secteur automobile a une faim de loup, le prix du baril est au plus bas et les espaces libérés ces dernières années pour le piéton (voies sur berges à Paris ou Lyon, pont de Pierre à Bordeaux) pourraient être convoités. Les taxis, eux aussi, réclament davantage d’espace. Les files d’automobiles sur les parkings des hypermarchés américains, et devant les McDo en Europe, montrent que le réflexe de protection dans l’habitacle a la vie dure. Dans les villes moyennes et petites où les bus étaient déjà sous-utilisés avant la crise, il sera difficile de plaider pour des voies réservées aux cyclistes. Les élus qui regardent encore le vélo avec condescendance ne seront pas davantage convaincus par l’argument écologique qu’il y a trois mois. Entre deux maux, le réchauffement climatique demain, et le virus aujourd’hui, bon nombre auront vite fait de choisir.
Pour avoir une chance de s’imposer, les aménagements cyclables provisoires ne peuvent pas être pensés d’emblée comme pérennes. «Il est important de rassurer les élus. On a le droit à l’erreur», résumait, le 22 avril, Elodie Trauchessec, animatrice mobilité à l’Ademe. L’urbanisme tactique est avant tout… tactique, s’adaptant aux circonstances sanitaires et géographiques, acceptant la réversibilité.
Et dans les grandes villes, tout ceci ne suffira sans doute pas. Pour l’urbaniste Frédéric Leonhardt et Olivier Blond, président de l’association Respire, la ville post-confinement doit « réduire drastiquement la quantité de déplacements ». Ils proposent de « déployer des principes de dé-mobilité généralisée », telle la poursuite du télétravail autant que possible, l’aménagement des horaires, la rationalisation des livraisons.
L’épidémie de 2020 va-t-elle favoriser durablement la relocalisation et la frugalité ? On peut toujours rêver.
O. R.