Mobilité: le grand virage
Les deux cérémonies de lancement des services commerciaux sur les nouvelles lignes à grande vitesse, samedi 1er juillet, ont été l’occasion de poser les bases d’une autre politique de mobilité. A Bordeaux, à la mi-journée, Elisabeth Borne puis Nicolas Hulot ont esquissé le changement de paradigme qui sera affirmé en fin d’après-midi à Rennes devant élus et entreprises, avec pédagogie, sans état d’âme, voire un brin de jubilation, par Emmanuel Macron: une pause est décrétée dans les grands chantiers d’infrastructures, en attendant le vote d’une loi d’orientation des mobilités en 2018, consécutive à la tenue d’Assises nationales de la mobilité dès septembre prochain. Notre récit d’une journée à surprises, les questions qui se posent, notre décryptage.
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LE RECIT
Une journée paradoxale: vive le TGV, ciao les LGV!
Il est des moments qui marquent les conversions idéologiques. La journée du 1er juillet résonnera longtemps et douloureusement aux oreilles de la plupart des élus du quart sud-ouest de la France: venus à Bordeaux pour récolter le fruit de leur entêtement à cofinancer la LGV Tours-Bordeaux, voire recueillir un encouragement à poursuivre vers Toulouse et l’Espagne, ils en sont repartis sonnés par Nicolas Hulot…
Hier samedi, sur les bords de la Garonne, à trois stations de tram de la gare Saint-Jean, ils ont failli n’avoir devant aux qu’un pâle Sébastien Lecornu, secrétaire d’Etat à la Transition écologique. Le président de la République à Rennes le soir, le gouvernement à Nancy pour cause de séminaire, le Premier ministre Edouard Philippe avait dans un premier temps imaginé n’envoyer dans la capitale girondine qu’un sous-ministre. L’entourage d’Alain Juppé a protesté. Il fallait envoyer du lourd aux élus – ces derniers ne le regretteront pas… Ils eurent finalement droit à Nicolas Hulot, qui n’y connaît pas grand-chose aux rails et s’est fait accompagner par Elisabeth Borne, la vraie spécialiste. Il fallait bien un duo pour préparer les consciences à ce qui allait suivre à Rennes…
Les deux ministres furent jetés au milieu d’un barnum à la gloire de la grande vitesse. Un barnum très très coûteux (6 millions d’euros pour l’ensemble de la célébration!), devant quelques centaines d’invités regardant sur des écrans gigantesques les élus vanter la LGV pour leurs territoires, puis des images d’Epinal de la grande vitesse… Quel décalage avec ce qui allait suivre! Sur scène, il semble qu’Alain Juppé avait anticipé le traquenard: toujours à l’aise dans son costume de maire de Bordeaux, il a sobrement rappelé la croissance de sa métropole, les créations d’emplois et de valeur économique. Alain Rousset a revendiqué la poursuite de la LGV jusqu’à Toulouse, alors même que ses alliés écologistes ferraillent contre («toujours le même clientélisme irresponsable», s’est écrié un ancien député, après la cérémonie). Et puis les deux ministres sont montés sur scène pour une partition bien huilée.
“Elisabeth Borne: «Je souhaite faire de la mobilité pour tous le fil conducteur de notre action collective pour les transports»
Elisabeth Borne, la ministre techno, a commencé plutôt soft en rappelant les bénéfices liés à la création de la ligne (temps de parcours, fréquences, confort), félicitant l’ancien Premier ministre pour la conversion multimodale de la gare Saint-Jean, puis le président de la Région Aquitaine pour ses investissements ferroviaires (jusqu’ici bien mal récompensés au quotidien). Disons que c’est elle qui a assuré, d’un ton encore trop monocorde, la partie conventionnelle de la cérémonie, tout en traçant avec fermeté les contours de la «révolution majeure, celle de la mobilité pour tous. Je souhaite en faire le fil conducteur de notre action collective pour les transports», a-t-elle affirmé. En ligne de mire, les tarifs, l’intermodalité, mais aussi et surtout «la desserte des territoires ruraux ou périphériques qui représente 40% de la population.» Vu le silence sur le projet GPSO, les avertis ont compris que l’heure n’était plus aux rêves de développement, mais tout cela était encore dit mezza voce.
Nicolas Hulot fut plus cash, dans un registre qui lui ressemble, une sorte d’analyse philosophico-politique de la mobilité, «facteur d’accélération du temps mais aussi de ruptures sociales.» «La mobilité relie, la mobilité sépare», a expliqué le ministre. On aurait pu rajouter un «en même temps» très macronien entre les deux propositions. Et puis il a dérapé, devant des élus interloqués d’une telle transgression aux us: «Aller plus vite, jusqu’où?» Mimique, silence. «Quand je regarde les chiffres…» Léger brouhaha. «Je débute!», s’est-il exclamé, modeste. Mais en trente secondes le message était passé: n’espérez plus des milliards pour gagner une petite heure entre Bordeaux et Toulouse. Il fut formalisé un peu plus tard: «Nous sommes à l’aube d’une transformation profonde, qui correspond à deux exigences: la solidarité et l’écologie.» Fermez le ban, la priorité aux LGV est définitivement actée; malgré la sono la photo de groupe fut un brin crispée, avec un Jean-Luc Moudenc qui a dû se demander ce qu’il était venu faire dans cette galère…
L’épilogue, c’est Emmanuel Macron lui-même qui l’a assuré en soirée à Rennes.
Un discours de dix-huit minutes très macronien: clair, direct, un mélange de lecture et d’improvisation, parfois inexact (lire ci-dessous), sans guère de précautions pour asséner quelques vérités dérangeantes. On a même cru déceler aux moments clés ce léger mouvement de la main sur le visage, manière de se donner du courage, ou prémice d’une transgression un brin jubilatoire. Voici la transcription des trois extraits les plus marquants, selon Mobilettre: ils fixent la nouvelle orientation:
«Le combat que je souhaite engager pour les années à venir est celui des transports du quotidien, c’est celui de l’ensemble des mobilités prioritaires à mes yeux. En quelque sorte, en venant inaugurer ce grand projet ce soir, et ceux de la journée, je suis en train de vous dire: “le rêve des cinq prochaines années ne doit pas être un nouveau grand projet comme celui-là,” ou plus exactement, si c’est cela que je vous promettais ce soir, quelque part je vous mentirais. Et nous avons vécu dans le secteur sur beaucoup de mensonges. Ces dettes accumulées, un jour quelqu’un les paiera.»
«Votre mobilité change. La réponse aux défis de votre territoire n’est pas aujourd’hui d’aller promettre des TGV et des aéroports de proximité à tous les chefs-lieux de France. Mais c’est bien de repenser les mobilités du XXIè siècle.
«Notre pays doit avoir des priorités. Les multiplier toutes ou vouloir conjuguer toutes les promesses c’est se condamner à n’en tenir aucune. La promesse que je veux qu’ensemble nous tenions pour les années à venir, c’est celle-ci, celle de penser les transformations fondamentales dont notre pays a besoin et que nos concitoyens attendent. Cela veut dire ne pas relancer de grand projet nouveau, mais s’engager à financer tous les renouvellements d’infrastructures […], à les échelonner dans le temps, à le faire de manière organisée et orchestrée, en donnant de la visibilité à tous les acteurs.»
«Il nous faut sortir des fascinations pour les modèles d’hier. Je vous le dis en inaugurant avec une immense fierté cette ligne, ce qu’il nous faut penser c’est autre chose pour demain, ce sont les investissements pour ces nouvelles mobilités, c’est notre organisation collective, les corrections à tous ces dysfonctionnements, ces engorgements qui gâchent tous les jours la vie de nos concitoyens.»
Pas un bruit dans l’assistance. La leçon est forte. On ne se rappelle pas avoir entendu un président de la République en exercice discourir de façon aussi compétente, brillante diront certains, sur les questions de mobilité. Les territoires étaient jusqu’ici habitués aux promesses, aux discours solennels et un peu creux – le dernier de François Hollande lors de l’inauguration de la LGV Tours-Bordeaux fut une succession de banalités et de formules conventionnelles.
Emmanuel Macron a ensuite un peu calmé le jeu en donnant le cadre de l’action à son gouvernement et à sa ministre chargée des transports: une conférence nationale avec les territoires, engagée dès le 17 juillet prochain, qui intégrera la question des mobilités, puis des Assises nationales de la mobilité en septembre sous l’égide d’Elisabeth Borne, en vue d’une loi d’orientation des mobilités dès le premier semestre 2018. Tiens! une concertation, une loi, on a déjà connu cela depuis quinze ans; et si derrière les paroles ambitieuses tout repartait comme avant?
Emmanuel Macron:«L’Etat ne prendra plus de nouveaux engagements, ne lancera pas de nouveaux grands chantiers tant que la loi d’orientation des mobilités ne sera pas adoptée»
Mais le président de la République gardait l’hallali aux promesses pour la fin. «La France doit consacrer ses efforts sur la rénovation des réseaux existants et la réduction de la fracture territoriale […] Des choix doivent être faits. […] Nous devons marquer une pause et réorienter nos priorités. L’Etat ne prendra plus de nouveaux engagements, ne lancera pas de nouveaux grands chantiers tant que la loi d’orientation des mobilités ne sera pas adoptée. […] Elle offrira une programmation précise, année par année, financée sur cinq ans.» Un conseil d’orientation des infrastructures de transports, qui associera élus et transporteurs, suivra la mise en œuvre de cette programmation.
Après tant de ruptures, Emmanuel Macron s’apprêtait logiquement conclure par une avalanche de compliments: «Vous avez remporté une grande bataille dans l’histoire du transport. Tout le pays est fier de l’inauguration de ces deux grandes lignes». Mais il n’a pu résister à en remettre une couche sur le passé et la morale: «C’est l’absence de décision qui nous paralysera, c’est le mensonge répété, c’est au fond le plaisir coupable des inaugurations qui est le pire des pièges.» Tout le monde avait compris: la politique du ruban, c’est fini!Et en même temps, les élus applaudissaient…
Philippe Duron, l’éclaireur
Rendons justice à la cohérence d’Emmanuel Macron, pendant la campagne électorale ses équipes avaient déjà esquissé le discours de responsabilité tenu à Rennes, en faveur des mobilités quotidiennes et contre la logique budgétivore des grands projets – il a aussi rendu explicitement hommage à Philippe Duron, auteur d’un rapport courageux au début du quinquennat précédent. Mais l’idée d’une pause en attendant une loi de programmation des infrastructures s’est d’autant plus imposée hier que la situation est financière est difficile – nous avons relaté la semaine dernière le rapport de la Cour des Comptes sur les impasses budgétaires en la matière (lire Mobitelex 188).
En attendant, il faudra préciser urgemment (et douloureusement) le cap fixé. Quels sont les projets suspendus? On pense naturellement à Poitiers-Limoges, à GPSO (Grand projet sud-ouest), à l’autoroute A45 entre Lyon et Saint-Etienne, au canal Seine-Nord. Les lignes du Grand Paris Express ne semblent pas concernées car leur financement est à peu près sécurisé, même si la révision de leur programmation apparaît inéluctable, vu les délais de réalisation, irréalistes, et les surcoûts, inévitables. Quel est l’avenir du Lyon-Turin, l’un des projets les plus coûteux malgré le soutien de l’Europe? Tant d’argent a déjà été dépensé… Notre-Dame-des-Landes fait-il partie de la catégorie? Autant de choix qui ne devraient pas rendre Nicolas Hulot et Elisabeth Borne très populaires sur certains territoires…
L’ANALYSE
Au-delà des mots et des dispositifs
Le président de la République est armé d’une assurance aussi phénoménale qu’inédite. Aller dire bien en face à des rangées d’élus et de chefs d’entreprises du BTP biberonnés aux grands projets, réunis pour célébrer des LGV à milliards, que c’en est fini de l’Etat qui promet et finance à bon compte, c’est du jamais vu. Quelques heures avant, on avait senti que Nicolas Hulot était prêt à aller lui aussi au combat, armé de sa propre philosophie politique, et qu’Elisabeth Borne se préparait à tenir la difficile et belle ambition d’Assises nationales de la mobilité.
Un pays a quand même besoin de projets nouveaux qui accompagnent ses mutations
Mais dans la fougue de l’envoi, le président de la République a énoncé quelques évidences trop belles pour être vraies. Non, la dette long terme n’est pas en soi une insulte aux générations futures! Ce qui ne va pas, c’est de faire peser inconsidérément le poids de l’investissement long terme d’une nation sur des entreprises publiques. La règle d’or est un excellent principe, encore faut-il l’appliquer. Mais un pays a besoin de projets nouveaux qui accompagnent ses mutations. Prenons le cas de l’arc languedocien, soumis à une très forte croissance démographique et économique: si l’Etat persiste à bloquer les aménagements ferroviaires au sud de Montpellier, alors il ne jouera pas son rôle d’anticipation des croissances. Et cela n’a pas grand-chose à voir avec le tout-TGV: il s’agit là de densifier les dessertes TER, de faciliter le fret ferroviaire franco-espagnol, qui sont des projets de proximité et de nécessaire écologie.
Surtout, il va falloir que soit précisée la politique publique en matière de mobilités du quotidien. Emmanuel Macron a raison de dénoncer les engorgements et les dysfonctionnements qui pénalisent les Français tous les jours, et de souhaiter que les Français des zones peu denses trouvent des solutions à leur splendide isolement. Mais comment fait-on? Pas un mot sur l’ingénierie de ce changement de priorités et de méthodes, qui reste à inventer. La ministre des Transports a du boulot…
Comment améliorer la qualité du service? L’excuse de l’infrastructure défaillante ou du matériel vieillissant ne suffit plus: les managements des entreprises publiques doivent d’urgence se réinvestir dans la production du service quotidien. Là où c’est le cas, à la SNCF ou à la RATP, sur certaines lignes ou dans quelques régions, les résultats sont parfois spectaculaires, aussi bien en termes de régularité qu’en information, confort et propreté. Et puis il va falloir flécher plus facilement des investissements vers les gares et pôles multimodaux, sortir de l’anonymat budgétaire ces petits projets qui peuvent changer le quotidien des Français.
Comment améliorer la performance des entreprises publiques SNCF et RATP? Cela fait des années que les gouvernements et les dirigeants desdites entreprises se renvoient la balle: «A toi d’y aller!» «Non c’est toi d’abord!» Et quand une femme aux commandes prend ses responsabilités sur cette question, au nom du respect de l’argent public et de l’avenir du transport collectif, on lui fait payer tant d’audace. N’est-ce pas Sophie Mougard, qui avez voulu réduire la facture régionale et inciter les opérateurs à une transformation plus rapide?
L’Etat pourrait-il montrer l’exemple au lieu de subir et de récupérer les conflits d’usage et les contestations sociales?
Comment faire émerger plus de projets innovants et changer la matrice de l’action publique? L’Etat réglemente, souvent laborieusement, mais n’anticipe pas toujours assez les évolutions. «Plus d’audace!», a-t-on envie de lui dire, en faveur de toutes les mobilités actives et nouvelles. Il devrait montrer l’exemple au lieu de subir, encourager davantage le covoiturage et l’autopartage, dynamiser les pôles multimodaux tout en nourrissant une réglementation adaptée aux nouveaux usages. Il est en train de passer largement à côté du phénomène du vélo, y compris électrique, et ne va récolter comme un boomerang que les conflits d’usage avec la voiture et les piétons. Pourtant cela ne coûte pas si cher de promouvoir une vraie politique, c’est écolo et ça change la vie des villes et des campagnes…
Les Assises nationales de la mobilité réussiront à condition qu’elles ne soient pas confisquées par de grands acteurs pas assez agiles. Une nouvelle économie de la mobilité peut émerger, grâce à un Etat et à des entreprises publiques débarrassées de leurs réflexes dirigistes et monopolistiques. Tout reste à faire, Emmanuel Macron, au-delà des mots et des dispositifs. Les slogans à la gloire des transports du quotidien ont déjà dix ans, il est temps que l’Etat passe à la pratique.
G. D.